LA SORCELLERIE AU ROYAUME KHMER

Les petits plus du weekend (30 octobre 2021)

Une des coutumes au Royaume du sourire est de considérer une personne décèdée comme un fantôme en puissance, que l'on nomme Khma'oït (ខ្មោច = fantôme).

Car la superstition en Royaume Khmer est toujours bien présente, c'est ce côté animiste qui nous intéresse aujourd'hui. Ainsi, l’univers des Khmers est peuplé de génies, bons ou mauvais.

Les Khmers sont superstitieux. Ils croient aux Khma'oït-lông (ខ្មោច លង) qui sont des revenants, aux Khma'oït-prrïèye (ខ្មោច ព្រាយ) qui sont des farfadets qui apparaissent aux vivants sous forme de feux follets, aux S'moel (ស្មិល) qui sont des loups-garous, aux Nèr-Ta (អ្នក តា) qui sont des génies bienfaisants ou malfaisants, aux Arrä (អារក្ខ) qui sont des démons ou des possédés...

Ils croient encore aux Thmop (ធ្មប់) qui sont des sorciers, ou aux Hao'rra (ហោរា) qui sont des devins, et aux Äap (អាប) qui sont des sorcières.

Ils pensent que ces gens méchants profitent des secrets qu’ils connaissent pour rendre malades les personnes auxquelles ils veulent nuire, pour leur jeter des sorts qui provoquent l'amour ou font avorter.

On les craint, mais on a quelquefois recours à eux.

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Comme Adhémard Leclère qui, en 1895, écrivit la majorité du texte qui suit, j'ai essayé d'expliquer ce que sont les esprits, les sorciers, quelle est leur manière de procéder, les cérémonies auxquelles il faut avoir recours pour chasser les uns et qui sont ordonnées par les autres.

Puis, je dirai quelques mots sur les philtres d’amour que les sorcières vendaient très cher aux jeunes gens trop crédules et aux vieillards épuisés. À ceci près que ces pratiques continuent toujours au XXIème siècle.

Ainsi, ce qui suit a été arrangé à la sauce Kroussar pour apporter les corrections nécessaires aux incompréhensions et erreurs de traduction faîtes à cette époque.

 

LA SORCELLERIE & SES DÉMONS

Les Khmaoït-lông (ខ្មោច លង) ou revenants :

Quand ils ont à se plaindre des vivants qui n’ont pas rempli convenablement leurs devoirs vis-à-vis d’eux, Les khmaoït-lông courent la nuit les campagnes, se rapprochent des maisons, réveillent les gens endormis et vont même jusqu’à déplacer et briser les objets que contient la maison où ils ont pénétrée.

On les entend marcher et parler, mais il est rare de les voir ; certains se plaignent où pleurent ; d’autres rient et crient. Cela dépend du caractère qu’ils avaient avant de mourir et surtout du mal qui leur a été fait. Il y en a de bons, mais il y en a de très mauvais qui entrent dans le corps des gens et les rendent malades. Alors il faut avoir recours au Thmop ( ធ្មប់ ), sorcier qui connaît les S'nêê (ស្នេហ៍) prières spéciales et les exorcismes qui obligent les khma'oït à regagner leurs tombeaux.

On dit que la plupart cessent de revenir sur terre quand la dernière parcelle de leur chair est décomposée dans la terre, mais certaines personnes assurent qu’il y a des khma'oït qui viennent tourmenter les vivants jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule parcelle de leurs os, afin de les obliger à leur rendre les devoirs suprêmes, les incinérer.

C'est l'une des raisons pour laquelle les khmers procèdent à la crémation des défunts (Dot Khma'oït / Brûler le fantôme ), contrairement au Chinois vivants au Cambodge qui érigent des tombes (Mong ម៉ុង) et enterrent leurs morts (Kâp khma'oït កប់ខ្មោច , en langage parlé ou Bagne'tïo sap បញ្ចុះសព, littéraire ).

Cette superstition a été renforcée par les trente années de conflits, dont les corps des victimes n'ont pas été incinérés selon la tradition, mais laissés à l'abandon...

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Les Khmaoït-prïèye (ខ្មោច ព្រាយ) ou Feu follet :

Les khmaoït-prïèye ou revenants lumineux (feu follet) sont beaucoup plus méchants que les khma'oït-lông parce que ce sont des femmes qui étaient enceintes et sont mortes sans avoir pu se délivrer… Alors leur malice est augmentée de celle du petit enfant qui n’a pu naître et qui est très fâché d’avoir manqué une existence. Ce sont des revenants redoutés qui parcourent les campagnes sous la forme d’une flamme qui voltige au-dessus des marais, parait vouloir se poser, puis s’envole plus loin, toujours plus loin...

De nos jours, lors du décès d'une femme enceinte, un chirurgien fait une césarienne pour séparer l'enfant de la mère, afin de les incinérer ou de les enterrer séparément, à conditions que l'enfant soit décédé évidemment.

Selon les superstitions khmères (Thïoumneur sasna ជំនឿក្រៅសាសនា), les khmaoït-lông et les khmaoït-prïèye apportent souvent la fièvre après eux, et beaucoup d’autres maladies, comme le choléra, la dysenterie. Ils pénètrent alors dans le corps des gens dont ils veulent se venger et s’y établissent en les rendant malades.

Il faut qu'un exorciste les oblige à regagner leurs tombeaux. Parfois, ils ne partent pas, résistent plusieurs jours aux offrandes qui leur sont faites. Il y en a d’autres qui refusent de sortir et causent la mort des gens dont ils se sont emparés du corps.

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Les Tchma-ba (ឆ្មាបា) :

Les Khma'oït qui menacent une maison sont souvent annoncés par le Tchma-ba (ឆ្មាបា), sorte d’écureuil volant (Polatouche), mais par extension, et dans l'imaginaire des Khmers, il désigne également le vampire ; animal vorace et féroce, qui sent le mort de loin et qui vient hurler à l'unisson. Alors les mères tremblent, se rapprochent de leurs petits afin de les protéger contre les Khma'oït et contre les Tchma-ba qui les guettent, qui les rendraient malades ou qui leur dévoreraient les yeux.

Adhémard Leclère affirmait qu'il avait vu dans une vieille paillote, perdue au milieu de la jungle, une mère affolée placer la nuit des baguettes odoriférantes allumées autour du hamac où dormait son bébé ; tremblante et les mains jointes, regardant autour d’elle, elle veillait. Quand il était entré chez elle, la mère fut rassurée, certaine dès lors qu’elle n’avait plus rien à craindre des Khma'oït méchants et des Tchma-ba cruels, puisqu’un Barraing (បារាំង) était chez elle ; elle aussi, comme tous les Khmers, croyait que les Barraings (mot désignant les Français, et par extension tous les étrangers de race blanche) ne craignaient rien et que les revenants et les démons quittaient effrayés les villages et quelque fois les cantons où ils habitaient.

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Thmop (ធ្មប់) sorciers et Ääp (អាប) sorcières.

Les sorciers n’avouent pas facilement leur puissance, leur science mystérieuse ; ils nient parce qu’ils redoutent les tribunaux et aussi la colère de leurs voisins.

Mais à côté de ces sorciers ou sorcières qui ne savent pas, il y a les sorciers et les sorcières qui prétendent savoir et qui font commerce de leur soi-disant science des démons. Ils vendent des philtres d’amour, des formules magiques pour se faire aimer avec passion, pour se faire rechercher en amour ; ils vendent des potions abortives ou vont les préparer chez les pauvresses qui ont recours à eux ; ils vendent des poisons et des remèdes plus ou moins efficaces, ainsi que des ficelles fétiches qui éloignent les diables et les revenants.

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De nos jours, ce sont les "Lauk Ta" ou "Atïa" qui fabriquent et vendent ces fameuses "ficelles fétiches" que l'on nomme Ksaè Kirthaa ( ខ្សែ គាថា ), se prononce également Ksaè Kathaa.

Nota : Atïa ( អាចារ្យ ) sorte de diacre (intermédiaire entre les fidèles et les bonzes) ayant la connaissance des textes liturgique en Pâli et la capacité à lire dans les oracles.

Les Ksaè Kirthaa ( ខ្សែ គាថា ), ou amulettes, jouent un grand rôle dans la vie des Khmers. En outre des ficelles qui éloignent les esprits mauvais, il y a les petits cylindres de plomb ou d’étain qui sont enfilés dans une cordelette de coton ( Sâmlèye សំឡី ) ou de chanvre (Thmèy ធ្មៃ ) liée autour de la taille et qui préservent de certaines maladies ; ces cylindres portent à l’intérieur une inscription en langue pâli, et un S'nêê mystérieux.

Selon où l'on porte le Ksaè Kïrthaa prend un nom différent. Autour du cou : Tïâmnâng kâ ( ចំណង ក ) ; autour de la taille : Ksaè Tïangkè ( ខ្សែ ចង្កេះ) ; autour du poignet Tïâmnâng daye ( ចំណង ដៃ ) ; à la cheville Tïâmnâng thieung ( ចំណង ជើង )...

Certains rituels se pratiques toujours :

Lors d'une naissance, on place un long et large couteau, ou une grosse paire de ciseaux, proche de l'enfant, afin d'éloigner les démons.

Au lieu d’appeler un médecin, on préférera aller chez le Lauk Ta, plus à même d’apaiser le courroux des mauvais esprits… qui, après bénédiction et aspersion d'eau bénite (par lui-même), vous assurera la guérison dès que possible.

Avant d'habiter une nouvelle maison, on procédera à la cérémonie d'entrée dans la maison (sorte de pendaison de crémaillère) ពីធីឡើងផ្ទះ "Pithi Laeung phtèr" ; afin de chasser les mauvais esprits habitants les lieux (voir notre article du 27 juin 2021).

les superstitions sont multiples, toujours liées aux mauvais esprits, ces Nèr Ta (អ្នក តា) qui punissent les mortels en infligeant maladies, cauchemars, fausses couches, stérilité… Tous ces maux qui doivent être exorcisés immédiatement, en organisant des rites complexes pour désamorcer le sortilège.

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Au Cambodge, le Bouddhisme et le Brahmanisme se marièrent harmonieusement avec l'Animisme, se renforcèrent mutuellement, pour aider le Khmer à vivre en paix avec le cosmos, le cycle des saisons, les forces de la nature.

L’animisme lui permet d’expliquer et d’organiser sa vie en ce bas monde, en vénérant les esprits et les génies protecteurs.

Le bouddhisme l’aide à espérer en un futur meilleur, et le brahmanisme reste le cadre et le support de tous ses rituels.

Tout cela les conduit à s’accommoder des obstacles, à se résigner à leur sort. La majorité des croyants se contente d’espérer une prochaine vie sans douleur, grâce aux prières, aux nombreuses offrandes.

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Cette publication est une adaptation du texte de Adhémard Leclère, écrit en février 1895.

Adhémard Leclère (1853-1917) était un homme politique français qui fut administrateur colonial. En 1886, il fut nommé au Cambodge, d’abord à Kampot jusqu’en 1890, puis à Kratié, enfin à Phnom-Penh. Fondateur et vice-président de la Société d’ethnologie de Paris, il publia de nombreux ouvrages dont : Recherches sur la législation criminelle et la procédure des Cambodgiens, 1894 ; Cambodge, contes et légendes, 1895 et Histoire du Cambodge, 1914.

Et comme il le prétendait : Tous les Cambodgiens croient à la puissance de la sorcellerie : le roi lui-même a foi en eux.

Nous vous souhaitons un bon weekend et à demain pour une autre aventure.

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Photo : Ksaè Tïangkè ( ខ្សែ ចង្កេះ ) amulette protectrice autour de la taille. Le cordon peut être en coton, chanvre, en argent ou en or. Les cylindres sont des feuilles de plomb, d'argent ou d'or, qui ont été roulées après avoir été gravées d'une inscription en langue pâli, et d'un S'nêê mystérieux.

(La valeur varie selon la nature : 5 dollars "coton + plomb", 300 dollars "tout en argent" ou 1400 dollars "tout en or", mais le plus souvent en plaqué-argent ou plaqué-or pour limiter le coût, car il y a en plus un don au "Lauk Ta" qui peut être conséquent).

Tïanké